XIX
ÉPILOGUE

Puis revint la belle saison, avec son cortège varié de bénédictions et de malheurs. C’était le deuxième été d’une guerre qui semblait devoir ne jamais finir. Dans les villes et les bourgades d’Angleterre, il fut accueilli avec soulagement par ceux qui avaient craint que l’île ne tombât bien plus tôt sous la botte de l’ennemi. Pour d’autres, séparés pour toujours de ceux qu’ils aimaient, pour les veuves et les orphelins de guerre, le conflit était un ogre insatiable, et la belle saison une nouvelle période de solitude ou de désespoir.

Mais en Cornouailles, et en particulier dans le petit port de Fahnouth, son retour fut accueilli comme une période d’action de grâces, une juste récompense après les épreuves et les dangers de cette sombre époque. A l’intérieur des terres, le damier des champs bien cultivés était quadrillé de haies fleuries ; les douces collines, avec leurs moutons éparpillés et leur bétail paisible, prouvaient avec confiance un espoir de survie, une foi résolue dans l’avenir.

A l’intérieur de la ville même, l’atmosphère était presque à la fête car, bien que Fahnouth fût une petite agglomération, ses habitants tenaient tout de la mer, des navires et des hommes qui allaient et venaient au rythme des marées. Depuis des générations, ces marins, pour lesquels la balise de Saint-Antony n’était pas seulement un amer remarquable mais la première image du retour au pays, avaient une connaissance approfondie des affaires du monde entier et avaient fait beaucoup pour y exercer leur influence.

Les nouvelles du front étaient meilleures, comme si la chaleur retrouvée et les ciels clairs étaient enfin porteurs de promesses, voire d’une certitude de victoire. Au début de la semaine, des messagers avaient parcouru les venelles et le front de mer encombré en clamant la nouvelle : ce n’était pas une simple rumeur, l’annonce en était confirmée, elle était propre à faire palpiter le cœur le plus sceptique.

Lord Howe avait affronté et écrasé la flotte française dans l’Atlantique au cours d’une bataille que l’on connaissait déjà sous le nom de « 1er Juin glorieux ». L’événement avait remonté le moral de la population ; après les échecs et les revers dus au manque de préparation et à la témérité des hauts responsables, c’était exactement ce dont le petit peuple avait besoin. Même l’échec de Hood à Toulon, six mois auparavant, semblait perdre de son importance : ce n’était qu’un des périls oubliés de l’hiver.

Tout ce qui avait pu se passer précédemment faisait désormais partie de l’histoire : telle était l’opinion des petites gens de Fahnouth. L’Angleterre était prête à se battre jusqu’à la fin des temps, si nécessaire, pour casser les reins du tyran français une bonne fois.

Toutes sortes d’idées neuves et de noms inconnus apparaissaient jour après jour, et balayaient tout ce qui était vieux et borné. Des noms comme Saumarez, Hardy, Collingwood ou celui du jeune commandant Nelson se faisaient connaître par de hauts faits qui enflammaient l’imagination de la populace.

Mais Fahnouth n’avait pas besoin d’aller chercher bien loin pour trouver un nom à applaudir ; ce jour-là en particulier, nombreux étaient ceux qui avaient quitté à cheval les villages et les fermes écartées pour descendre en ville ; nombre d’embarcations de pêche avaient décidé de sauter une marée afin de rester au port au heu de sortir pour gagner de quoi vivre ; les petits patrons de pêche s’étaient mêlés à la foule devant la vieille église grise de Saint-Charles.

L’officier de marine qui se mariait ce jour-là était un enfant du pays, un Falmouthais de souche dont la famille faisait autant partie de la ville que les pierres de l’église ou les vagues au pied de Pendennis Point. Chez les Bolitho, on ne se faisait pas prier pour raconter, lors des longues veillées d’hiver, d’interminables histoires de famille passionnantes ; et ce mariage dont on parlait par toute la ville était aussi surprenant et prodigieux que les exploits les plus fameux dont s’enorgueillissait la famille depuis des siècles.

La promise était une beauté, arrivée à Falmouth en pleine tempête de neige. Rares étaient ceux qui l’avaient aperçue, mais l’on chuchotait qu’elle se promenait régulièrement au-dessus du mur qui entourait la demeure des Bolitho, pour scruter la mer dans l’attente de ce navire qui semblait devoir ne jamais toucher le port.

A présent, son attente était terminée : Richard Bolitho était de retour. Quand il s’avança vers l’église, même les estaminets se vidèrent : le peuple l’acclamait et scandait son nom, bien que fort peu l’eussent jamais aperçu auparavant.

Mais il représentait un symbole, il était l’un d’entre eux et c’était bien suffisant.

Pour le héros du jour, la fête se déroula dans un tourbillon de vagues images, de voix excitées, d’instructions de dernière minute et de conseils contradictoires. Seules quelques scènes lui restèrent en mémoire, et encore comme si elles concernaient une autre personne, et qu’il eût fait lui-même partie de l’assistance.

Par exemple, il revoyait avec précision son premier instant de véritable tranquillité, quand il s’était assis, tout raide, sur le premier banc de l’église ; il savait que la foule entière n’avait d’yeux que pour lui, mais il ne pouvait se tourner et regarder. Il s’était senti perdu et confus comme un enfant ; quelques instants plus tard, il eut au contraire l’impression d’être plus vieux que le temps lui-même. Tout lui semblait différent ; le fidèle Herrick avait l’air d’un étranger dans son nouvel uniforme de capitaine de corvette.

Il aurait voulu consulter sa montre, mais il avait croisé le regard sévère du vieux Walmsley, le recteur, et s’était ravisé.

Pauvre Herrick ! Il semblait aussi surpris de sa promotion que gêné par la modification définitive de leurs rapports. Bolitho l’avait surpris en train de parcourir nerveusement du regard la rangée de plaques commémoratives près de la chaire : la liste des ancêtres de Bolitho en ordre chronologique. La dernière était petite et toute simple. On y lisait simplement : « Lieutenant Hugh Bolitho. 1752-1782. »

Mais Richard Bolitho n’eut pas le temps de se demander ce que dirait Herrick s’il apprenait la vérité concernant son frère ; quelque part à l’autre bout du monde, peut-être Hugh était-il aussi en train d’y penser, et qu’il souriait même du macabre concours de circonstances qui avait changé son destin.

Puis les pensées de Bolitho avaient été pulvérisées par le fracas soudain des grandes orgues et la vague immédiate d’excitation qu’il avait entendue courir dans son dos. Quand il s’était retourné, il avait vu de nombreux visages familiers parmi les fidèles ; certains évoquaient pour lui des souvenirs trop douloureux pour qu’il s’y appesantît.

L’Hyperion était mouillé à Plymouth, toujours en réparation suite aux avaries subies pendant la bataille et le long retour au pays. Mais Inch était à bord, ainsi que Gossett et même le capitaine Ashby, qui aurait dû savoir se garder d’une telle erreur. Ce dernier avait perdu un bras, mais rien n’aurait pu lui faire quitter ce vaisseau. Bolitho reprendrait la mer au commandement de l’Hyperion dans un mois environ, mais il rejoindrait son bord bien avant ce délai. Il allait réunir de nouveaux officiers et tout un monde de visages nouveaux, d’individus non formés, qu’il devrait plier aux nécessités de la vie à bord d’un vaisseau. Hélas Herrick, cette fois, ne serait plus à ses côtés ; tant d’autres de ses officiers allaient d’ailleurs le quitter. Le commandant de l’Hyperion savait que son ex-second était furieux d’avoir été promu sans son chef. Mais cette victoire était celle de Pomfret : c’est ainsi qu’elle avait été publiée dans la gazette, même si le plus humble des matelots de la flotte connaissait la réalité.

Bolitho oublia tout le reste quand la jeune mariée fit son apparition à l’entrée de l’église ; le soleil derrière elle soulignait sa silhouette à contre-jour, elle donnait le bras à son frère. Il était étrange de voir le jeune homme en vêtements civils ; plus étrange encore de savoir qu’à présent il avait du bien et qu’une existence cossue s’ouvrait à lui. Le testament de Pomfret était clair : l’amiral avait fait de lui son légataire universel ; il lui avait légué ses terres et sa demeure, et une somme considérable en numéraire. La seule condition était qu’il quittât la mer. Le jeune Seton avait protesté, mais Bolitho l’avait contraint à accepter. Il y avait des hommes qui se battaient et dormaient tout pour leur pays, sans égard pour les risques que cela comportait : Bolitho et Herrick faisaient partie de cette première catégorie. Mais si l’Angleterre devait survivre aux moissons sanglantes de la guerre, elle avait besoin d’hommes comme Seton pour travailler à terre : des hommes loyaux, sensibles, bons et qui voient loin. Ceux-là reconstruiraient sur les ruines, alors même que plus personne ne devrait donner sa vie pour la cause nationale.

Les souvenirs de Bolitho commencèrent à se brouiller à partir du moment où sa fiancée s’assit à côté de lui et que débuta la cérémonie proprement dite. Il se remémorait vaguement le contact de sa main, la gravité compréhensive de ses yeux qui avaient l’éclat de la mer, la voix nasillarde du recteur, et l’assentiment sonore de Herrick quand il lui avait demandé de présenter l’alliance : un « A vos ordres, commandant ! » tonitruant qui avait fait pouffer niaisement les choristes.

A présent, tout était accompli et l’océan au pied du promontoire se couvrait d’une ombre violette. On avait échangé des toasts, on s’était administré des claques sur les omoplates, les discours s’étaient succédé ; et puis il y avait eu les larmes de sa sœur. Enfin, tous étaient partis et les nouveaux mariés avaient barricadé la lourde porte.

Dans la chambre à coucher aux hautes solives, il entendit remuer dans le ht derrière lui :

— Qu’y a-t-il, Richard ? demanda-t-elle à mi-voix.

Il observait un navire mouillé dans l’avant-port qui attendait la marée du matin ; c’était un vaisseau de guerre, probablement une frégate, songea-t-il. Il imaginait sans mal les officiers somnolents, la pipe à la bouche et la chope de bière à la main, au son d’un violon sur le gaillard d’avant ; et puis le gémissement du vent dans les haubans tandis que le petit vaisseau rappelait impatiemment sur son câble d’ancre. Souvent, les marins déplorent de quitter la terre, mais leur navire jamais.

— Dans ma famille, répondit-il, nous avons tous été marins. C’est de cette étoffe que je suis fait ; il y aura toujours des navires, là-bas, qui m’attendront.

Bolitho se tourna et la regarda qui levait ses bras vers lui, tout pâles dans l’obscurité :

— Je sais, Richard chéri. Et chaque fois que tu reviendras ici à Fahnouth, je serai là à t’attendre, moi aussi !

En bas, dans la salle à manger déserte, Allday regardait la table jonchée de verres vides et d’assiettes abandonnées. Au bout d’un moment, il prit un verre à pied propre et le remplit de cognac à ras bord. Puis il gagna l’autre pièce et resta là à regarder l’épée de son maître suspendue au-dessus de la grande cheminée de pierre. D’une certaine façon, l’arme semblait reposer en paix, songea-t-il. Il avala son verre d’un trait et sortit lentement en sifflotant une vieille chanson, dont il avait oublié le titre depuis longtemps.

 

Fin du Tome 9



[1] Conformément à l’étiquette navale, le patron d’embarcation répond à la sommation de la sentinelle en nommant le plus haut gradé présent dans la guigue ; en outre, il désigne le commandant de l’Hyperion par le simple nom du vaisseau qu’il commande, et non pas en précisant « le commandant de l’Hyperion ». (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2] Les Français. Les Anglais désignent ainsi le peuple connu dans toute l’Europe pour sa cuisine raffinée.

[3] En anglais, whiting signifie merlan.

[4] Jeu de mots sur Harvester qui signifie moissonneur.

[5] Ordre que les Anglais donnent à l’équipage d’une chaloupe quand une femme descend l’échelle de coupée, surtout par grand vent.

[6] Les officiers mariniers.

[7] En français dans le texte, comme toutes les réparties suivantes en italiques dans ce dialogue.

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